Échafaudages d’un printemps

Yishu 8, Pékin, China
18 Mai – 21 Juin 2015

Commissariat du HUANG Du

Tout objet est soumis au cycle de la vie (naissance, croissance, destruction et disparition). Au sein de ce cycle, on néglige souvent l’importance de la chose consommée, mais cet objet jeté apparait confusément comme la continuation de l’organisme vivant. Il matérialise la forme de la mort ou de la destruction de la vie. Si ces choses «inutiles» portent l’intention, à la fois de l’état de croissance naturel, mais aussi de l’empreinte de l’usure liée au temps, il existe également la signification véhiculée par l’expression artistique. Ainsi, dès le commencement, l’artiste français Lionel Sabatté s’est intéressé dans sa création à ces choses insignifiantes en apparence (peau morte, ongles, poussière, thé). En en faisant usage avec habileté, il brise les contraintes de l’ordre artistique, creuse et révèle le pouvoir culturel qui leur est inhérent. Ces matériaux apparemment statiques donnent naissance à une plasticité dynamique. En ce sens, quand des objets possédant ce potentiel sont réunis et transformés en de nouvelles formes artistiques par l’artiste, ces images construisent un nouvel ordre, et instantanément introduisent le spectateur dans une méditation, une association d’idées, un imaginaire qui dépasse l’ordinaire.

 

Le point focal de la pensée de Lionel Sabatté face au temps, au processus et à l’humain n’est pas de définir l’objet résidu seul, mais d’utiliser l’image signifiante formée pour libérer l’objet de ses limites, et de lui donner un nouveau sens, en lui offrant la lueur d’une nouvelle vie, et en installant en son sein une structure complète, un rapport dynamique. Que ce soit la poussière présente partout, la feuille de thé née de la nature, la peau morte issue du corps ou les animaux coexistant avec les humains, tous sont signes de vie et leur aura métaphorique et symbolique s’impose. Les oeuvres Bouc d’avril et Bouc de mai créées à Pékin et exposées à YISHU 8 suivent la logique des oeuvres précédentes. Elles représentent des animaux et mêlent le bouc lié à Dionysos à la chèvre chinoise, symbole de l’année 2015. Ainsi, son bouc ne représente pas un concept isolé ; il s’intègre au contraire à la croisée des cultures, des mythes et des totems. Quant à la matière – le thé Pu’er – elle est le véhicule d’un bouc hors du temps. Ce thé noir possède en lui-même une noblesse proche de celle du métal. Le bouc est légèrement déformé et exagéré, sa beauté brute et sa force massive sont mises en évidence. En parallèle, le thé Pu’er en lui-même possède une puissance artistique et symbolique exceptionnelle. Car si sa fermentation biologique implique temps, transformation et processus, il a autrefois servi de monnaie d’échange (notamment sur l’ancienne route du thé entre le Sichuan, le Yunnan, le Tibet et la Birmanie). Aujourd’hui lié à l’eau, le feu et aux ustensiles de préparation, il sert de cadeau rituel dans les interactions humaines. Enfin, c’est une boisson bénéfique pour la santé. L’artiste a fait du thé Pu’er un matériau libre et de qualité, puis utilisant la forme du bouc aux multiples significations, et reproduisant la symbolique des mythes traditionnels, il lui confère plusieurs distinctions : l’une est celle de l’animal solitaire ou domestique. L’autre est celle des animaux du zodiac, la dernière est celle des animaux nuisibles ou utiles. Gilles Deleuze et Felix Guattari projettent sur la question un autre éclairage. Les animaux ne se définissent pas par leurs caractéristiques (espèce, race…), mais par leurs relations avec les populations et les environnements. Ainsi, la relation entre les humains et les animaux est inévitablement entrelacée de conflits sur les notions de sauvage ou d’apprivoisé, d’agrandissement et d’occupation du territoire, de reproduction, de contrôle, etc. En d’autres termes, la condition de l’animal est le miroir de l’humain. Ici, Lionel Sabatte utilise le thé riche en histoire pour une rencontre entre deux cultures, celle de la plante (le thé Pu’er) et de l’herbivore (le bouc). Il pose ainsi une question culturelle inédite de lignes, formes, contenant et matière.

 

L’artiste fait également usage de pièces de monnaie dans certaines de ses oeuvres. En France, il a créé Poisson d’argent (2012) et Petit Dragon (2013). Lors de son voyage à Pékin, il a été attiré par les pièces de monnaie chinoises, objets riches d’histoire et de culture. Son oeuvre Entre ciel et terre possède la forme d’un poisson. Il a trouvé des ressemblances entre les écailles et les pièces de monnaie au niveau de la forme et du nombre. Tout comme la chèvre, le poisson est également un animal symbole en Chine, où il représente l’abondance et la richesse. Lionel Sabatte a ainsi lié secrètement la forme (poisson) à son symbole (l’argent). Cette combinaison pleine de sens dépasse l’objet lui-même et métaphorise le voeu d’une vie agréable sous la forme de la beauté pure.

 

Pour l’artiste, le secret de la libération de l’objet trouve sa clé dans la méthodologie. Influencé au départ par le philosophe français Georges Bataille qui fait remarquer « l’immatérialité » de la salive humaine, Lionel Sabatté façonne des sculptures aux formes animales à partir d’objets usés et de débris patiemment recueillis. Par exemple, avec les peaux mortes de pied et des ongles coupés, il sculpte la forme d’un oiseau qu’il nomme Chevêche Athéna (2010), des ephemeropteras (Ephémère, 2012), des papillons (Réparation de papillon 2), des insectes (Amant de la rosée (Drosophile) (2012), etc. Dans ces oeuvres, l’artiste donne un nouveau sens et une nouvelle forme à des débris qui n’en ont pas. En d’autres termes, il regarde les peaux mortes coupées par la lame comme des fragments de la vie du corps ; par un nouvel assemblage méticuleux, il forme une nouvelle image de la vie. De toute évidence, l’artiste utilise la transformation du déchet comme un processus de déconstruction et de construction, afin de créer l’apparence du prolongement de la vie.

 

Dans cette exposition, l’artiste présente également ses peintures et dessins, qui forment avec ses sculptures une expression cohérente. Il joue pleinement de son imagination fertile pour combiner l’expérimental et la fantaisie. Entre maîtrise et création accidentelle, apparaissent des créatures mystérieuses. Ces images semblent venir des profondeurs de la mer. Des images abstraites cohabitent avec des motifs figuratifs. Ces créatures ambiguës figurent des images réalistes, mais pleines d’inconnu. Le spectateur est plongé dans un espace imaginaire et émotionnel.

 

Lionel Sabatté perçoit avec sensibilité que dans notre société de consommation produit une relation complexe et distanciée à l’objet. Il a découvert le sens de la continuité et de la transformation dans le rapport entre l’homme et l’objet, dans la conversion d’un débris en une forme « parfaite », usant d’un langage visuel pour exprimer le concept d’un objet « d’un autre type » et les formes de la beauté. Par conséquent, Lionel Sabatté, artiste qui approfondit son oeuvre depuis de nombreuses années, permet à l’échelle de la vie, de saisir la relation subtile entre objets, symboles, et métaphores.

 

Huang Du

Mardi 5 mai 2015 à Wangjing, Chine