Power tower, Paris-Busan
From 11/07/2007 to 26/07/2007
Soul Art Space
485-13 Kuseo1dong, Kumejungku 607-833 Busan
group show
Curated by KIM Mie-A, Argentinelee, Mathieu Marguerin
Mathieu Marguerin
Power Tower, Paris-Busan réunit 14 artistes français et 12 artistes coréens dans un dialogue plastique et culturel.
Pour amorcer un échange non seulement entre les individus, mais aussi entre les formes et les représentations, une ligne directrice leur a été soumise : la tour.
L’image mentale que suscite une métropole, aussi bien pour le touriste que pour l’habitant, est généralement dominée par un monument évident, planté sur la ligne d’horizon. Paris et Busan ont en commun d’ériger un dispositif technique, une antenne, qui est par la suite resté comme le signifiant absolu de la ville.
Comme sujet d’une rencontre entre des artistes issus de deux métropoles, les grattes-ciels ont ceci de pertinent qu’ils se posent eux-mêmes comme des formes plastiques en exposition, et en tant que formes ils parlent un langage qui devrait nous renseigner non pas tant sur les différences culturelles, mais bien d’avantage sur leur caractère transculturel.
On pourrait s’imaginer en géants visitant les salles d’exposition d’une foire mondiale, et apprécier ces architectures sculpturales les unes après les autres. Yoon-Sek Kim nous propose une telle inversion des lois de la perspective dans son installation. Pour être entrés dans le IIIème millénaire, on voit venir quelques projets audacieux qui rompent avec le formalisme postmoderne des milliers de projets actuels (London Bridge Tower à Londres, Tour Phare à la Défense, Liberty Towers à Manhattan…). Avec le recul historique dont on dispose maintenant, on s’aperçoit que la stature hiératique des gratte-ciels n’est que toute provisoire, tant dans leur vitesse d’obsolescence quand il s’agit de prétendre au record de hauteur que dans leur durée de vie, puisque depuis pas si longtemps on doit parfois les détruire pour les renouveler.
Pour ce qui est des constructions de grande hauteur, Paris fait figure d’exception, puisque la municipalité a établi une frontière invisible située à 37m au-dessus de la chaussée, en 1975, après une poussée de fièvre dans le BTP. C’est en soi un indice sur la volonté de ses institutions de ne pas altérer d’avantage une certaine image d’elle-même – à l’exception de grands projets inscrits dans des processus politiques – et préfère laisser la Défense, un quartier d’affaire distant, à l’expérimentation des grands groupes financiers. Paris cédera inéluctablement sous la pression tellurique.
La plupart des monuments historiques se trouvent relégués au rang de curiosité locale, quand les gratte-ciels semblent vouloir parler au monde entier. Le monument incarne un ancrage historique ou culturel, il ne doit pas être confondu avec le monumental auquel prétendent les gratte-ciels. Ceux-ci sont d’avantage le produit d’une construction sociale et économique qui porte aux nues des investisseurs d’ici ou d’ailleurs, plutôt que des valeurs communes et partagées. L’échiquier urbain est aussi un échiquier économique, comme l’évoque Koo-Young Kyoung dans son installation. Pour ramener à d’autres proportions ce qui n’est qu’une affaire d’échelle, Baptiste Debombourg expose un antimonument emblématique et minuscule : à partir d’agitateurs jetables tels qu’on les trouve auprès des machines à café, il reconstitue un bistrot bien plus pittoresque. On pense à la répétition du même et à un geste d’ennui mais aussi à Rem Koolhaas et sa critique du junkspace, bazar urbain constitué d’unités architecturale transitoires, jetables, motivées par la raison commerciale. La théorie du junkspace signe aussi le morcellement de l’espace public dans sa privatisation hétéroclite. Pas étonnant alors que coincé dans une cafeteria entre deux étages identiques d’une tour, on repense avec nostalgie au café du coin…
Quant à Ji-hee Hwang, elle s’emploie à trouver des lettres dans l’enchevêtrement des formes, qui ensemble constituent des phrases cachées dans le paysage.
Le développement urbain et la croissance économique se cristallisent indéniablement dans la poussée verticale, le phénomène est mondial. On a coutume de dire que la santé d’une ville se mesure à la quantité de grues à l’œuvre. Eun-Ho LEE ne garde que la force érectile pure de ce rapprochement, qui fait que les gratte-ciels appartiennent à la même représentation verticale que l’idéal économique de croissance perpétuelle. Gang-Jo Seo n’oublie pas de nous rappeler la propension naturelle à l’élévation et fait de cette quête un chemin vers le Paradis céleste, la tour prenant la forme d’un simple escalier.
Quant à Maggy Cluseau, elle substitue à la tour la forme d’une échelle, mais molle, invalidant toute possibilité d’ascension.
Min-Jung Kim, quant à elle, s’intéresse au fait, trop souvent vérifié, que ces architectures puissent se fonder sur une économie de l’exploitation et de la destruction. Elle empale des mains, qui pourraient être celles des ouvriers, pour atteindre la hauteur qui sied au respect. Rappelons un fait en passant : le World Trade Center incarnait la concentration des pouvoirs économiques et financiers qui font tourner l’économie mondiale, et la catastrophe humaine du 11 septembre s’est elle-même avérée représenter un bénéfice net pour l’économie de marché.
La postmodernité ne serait-elle donc que la synergie de phénomènes archaïques et du développement technologique ? Avec Une petite histoire de l’urbanisme, le collectif Bad Beuys Entertainment restitue frénétiquement l’évolution de l’habitat humain. Par accumulation d’images collectées grâce aux moteurs de recherche sur Internet, ils déplient non seulement une historiographie factuelle mais aussi le voisinage improbable des logiques auxquelles appartiennent leurs modèles architecturaux, où Otis, Bouygues, Georges Lucas et Mohammed Atta, entre autres, rejoignent les grandes figures de l’architecture.
Les civilisations ont toujours rivalisé pour la hauteur et, puisque ce n’est plus pour se préserver des prédateurs, les motivations psychologiques propres à la construction verticale pourraient appartenir à une mystique simple. « L’architecture est une sorte d’oratoire de la puissance au moyen de formes », comme écrivait Nietzsche à l’aube de la révolution industrielle (Le Crépuscule des Idoles, 1886). Les premiers gratte-ciels de Chicago datent de 1885. Le journaliste Jean Le Fère, parmi les premiers à rapporter le phénomène américain en France, se fait plus pragmatique : « les maisons hautes ont pour but d’étendre la superficie consacrée aux affaires sans accroître les distances » (Le Petit Journal, 1905). Une autre interprétation propose même « au sommet des affaires on ne sauvegarde son temps et sa personne qu’en se tenant méthodiquement assez haut et assez loin. » (1954, de Gaulle, Charles).
On l’avait compris. La raison logique, pour ne pas dire idéologique, à la prise d’altitude fait de l’architecture le modèle physique d’une construction sociale verticale méthodique. La tour est donc la formalisation d’un principe isolationniste, aujourd’hui doublé d’ascenseurs qui ne s’arrêtent qu’à l’étage auquel vous êtes autorisés à accéder.
Le modèle de la tour s’apparente évidemment à une succession de plans horizontaux dédiés : transports en sous-sol, commerces au rez-de-chaussée, éventuellement un restaurant panoramique au sommet, car comme dit un proverbe coréen, « une vue splendide n’a aucun charme si la table est dégarnie ». Le reste, c’est-à-dire l’essentiel de sa surface, n’est qu’une succession de bureaux d’affaire.
La tour est par nécessité l’expression d’une pensée fonctionnaliste et normalisante, qui empile le même autant que nécessaire à amortir ses investissements, sur des parcelles urbaines toujours plus chères.
Avec HLMHTML Simon Boudvin l’interprète au plus simple, en répétant les étages de tours d’habitation, et nous rappelle qu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’un copier-coller, non pas d’une forme architecturale mais de lignes de code.
Iris Gallarotti s’attache également à la répétition du même motif, une chambre d’hôtel standard, sans omettre le style kitsch. La monotonie de sa série de photos de la chambre ne peut être rompue que par l’adjonction d’un lien subjectif, en l’état un fil de couture qui courre à travers les clichés, pour contredire la nature impersonnelle du lieu. La question en soi de la standardisation nous met au défi : représente-t-elle un nivellement des différences – de goût, de mode de vie, d’auto-représentation – ou la possibilité offerte à la majorité d’accéder à un même standing ?
« L’architecture est un geste. Tout mouvement intentionnel du corps humain n’est pas un geste. Pas plus que tout bâtiment construit dans une intention donnée n’est de l’architecture. » Wittgenstein, qui a vu à New York les premiers gratte-ciels, fonde le passage historique et stylistique vers la modernité, notamment en architecture. Amateur des préceptes d’Adolf Loos, pour qui il s’agissait d’exclure toute ornementation, d’assujettir les formes aux fonctions qu’elles doivent servir et, par-dessus tout, à la pensée qu’elles sont supposées incarner. Architectonique, distribution spatiale, lumière, minimalisme président à ces constructions, au point que ce non-style est devenu en quelques décennies l’archétype de la construction.
D’un autre côté, on peut constater les efforts certains de nombreux projets architecturaux monumentaux pour se doter d’une signification supplémentaire, stylistique ou culturelle, parfois jusqu’à la caricature. Mi-Yeon Yu revient à cet égard sur le monument de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation) édifié en 2005 à Busan pour accueillir ce sommet international, dans une architecture appuyée sur le symbole traditionnel de la ville : le camélia. Miyeon Yu ajoute à cette symbolique formelle une référence supplémentaire, avec un extrait de La Dame aux Camélias d’Alexandre Dumas fils, où Marguerite, prostituée notoire, suscite les commentaires de ses contemporains, faisant dévier les intentions consensuelles initiales.
Dans un même esprit syncrétique, qui n’est pas sans alerter sur l’étendue possible des absurdités architecturales postmodernes, Kyu-Sik Choi va jusqu’à fusionner la tour Eiffel et celle de Busan, mais sa sculpture, faite de débris de verre, pourrait bien s’avérer dangereuse…
Mais dans une époque qui se donne pour nouveau paradigme l’horizontalité des réseaux et la multipolarité, le modèle de la tour a-t-il encore sa place ? Nous convoquons Nicolas Schöffer, artiste et théoricien français (1912-1992), seul artiste historique et seul architecte dans cet échange artistique. Il n’a vraisemblablement pas vécu dans la bonne époque et s’avère d’avantage indispensable aujourd’hui. Non seulement ses sculptures possédaient dès 1956 des capacités de communication portées par l’implémentation de techniques électromécaniques, mais encore son langage plastique et sa pensée esthétique étaient transposables en architecture. Son projet de Tour Lumière Cybernétique, conçu pour le quartier d’affaire de la Défense, proposait une tour de 360m de haut, dont les panneaux rotatifs et les projecteurs de lumière embarqués devaient produire des signaux intelligibles pour le public parisien et le renseigner sur différents aspects de l’état du monde. Une architecture vive et mobile, une architecture de communication dialogique plutôt que de domination. 1961, l’année où s’achevait la construction du premier « gratte-ciel » parisien, la tour CrouleBarbe, haute de 57m pour 23 étages.
« La thèse du primat du temps est l’une des formes rhétoriques dont s’habille l’intimidation par la modernité. Quand on y cède, on risque de passer à côté d’un événement clef de la pensée contemporaine, dont on discute sous l’intitulé de “retour de l’espace”. Michel Foucault le dit : Notre époque sera peut-être surtout une époque de l’espace… » Peter Sloterdjik, Sphères III, 1998.
Dans sa « sphérologie », Sloterdjik définit neuf topos non pas solides mais fondés sur ce qu’il y a autour de l’humain : « un lieu, dans les conditions en vigueur, c’est un quantum d’air aménagé et conditionné, un local d’atmosphère transmise et actualisée, un nœud de relations hébergées, un carrefour dans un réseau de flux de données, une adresse pour initiatives d’entrepreneurs, une niche pour les relations à soi-même, un camp de base pour des expéditions dans l’environnement du travail et de l’expérience, un site pour les affaires commerciales, une zone de régénération, un garant de la nuit subjective ». Selon lui, notre nouvelle biosphère serait plus proche de la station spatiale que des tours que l’on connaît, mais renvoie inexorablement à la même entreprise : quitter la Terre.
Autre philosophe de la ville contemporaine, Fredric Jameson résume ainsi la situation : « le postmodernisme est ce que l’on a lorsque le processus de modernisation est achevé et que la nature s’en est allée pour de bon. » (Postmodernism, or The Cultural Logic of Late Capitalism, 1991). Cette entreprise de séparation pourrait aussi se résoudre par le bas, en s’enterrant, comme le suggère Baptiste Debombourg, dans un grand dessin aux allures de projet architectural. Rada Boukova va elle aussi sonder les profondeurs terrestres, dans un geste hérité de ses propres jeux d’enfant. Elle jette de petits cailloux dans un cylindre en métal qui émerge du sol. Profond de plusieurs dizaines de mètres, le tube renvoie l’écho cristallin de la chute vertigineuse des cailloux. Rappelons un paradoxe : les sous-sols terrestres et le fond des océans ne sont pas mieux connus que les premières années-lumière qui nous entourent.
Les réseaux nous font entrer dans une dimension post-historique, celle du temps réel de la communication qui abolit la notion même d’espace à franchir. Pierre Guy et Bruno Botella nous proposent le point de vue d’Howard Hughes, l’ex-aventurier américain – lorsque après avoir connu le monde entier, il ne quittait plus sa propre chambre – ce qui n’est pas sans évoquer un devenir ultrasédentaire possible, quand aujourd’hui le monde entier peut entrer chez soi, ou qu’on peut le piloter à distance. Argentinelee et Sébastien Szczyrk poussent le parallèle entre le système urbain et l’architecture informatique, nous plaçant face à l’évidence de cette nouvelle infrastructure technique de l’espace, sa réalité organique qui croît derrière les cloisons : nerfs, veines, appareils respiratoire et digestif… Le bâtiment technologique impose ses propres contraintes et un fonctionnement autonome. Il veille même sur nous.
La tour représente une forme emblématique des nouveaux habitats humains. Quand l’homme semble promis à un devenir toujours plus urbain, l’architecture devient consubstantielle de toute activité humaine, non plus seulement comme environnement ou réceptacle, mais comme condition même de sa réalisation. Le lieu que l’on habite est prépondérant, et cherche dans ses planifications actuelles les synthèses nécessaires à la cohabitation du travail, des loisirs, du commerce, du foyer, etc. Mais est-ce à dire qu’à terme, on ne pourra plus en sortir ? Emmanuelle Mason explore une variété de façons d’habiter corporellement un volume rationnel, cubique, à la fois foyer et cellule, et citation directe du Modulor de Le Corbusier, principe de reformulation des proportions du corps appliqué à l’architecture.
Les différentes perspectives proposées par les artistes de Power Tower forment le spectre des interrogations et des critiques suscitées par cette question de la superstructure et du devenir de l’habitat. Quant à des monuments aussi évidents que la tour Eiffel ou celle de Busan, la seule façon d’éviter le cliché, c’est encore d’y grimper. L’expédition au sommet s’avère même utile pour approcher la réalité dont est faite la ville, et permet au contemplatif d’en apprécier l’organisation spatiale, sociale, émotionnelle, dans une perspective quasi isométrique. Mia Kim s’arrête au dernier étage de la tour, pour regarder le monde en bas, tel qu’il est. Lionel Sabatté détaille quant à lui toutes les anecdotes simultanées qu’il contient. Ses nombreuses toiles, de tout petits formats, apparaissent comme autant de boîtes contenant chacune une histoire fébrile et presque indéchiffrable, voisines les unes des autres mais pourtant sans relation, hormis peut-être le téléscopage.
Depuis la tour Eiffel on peut voir que le Paris compact hérité du baron Haussmannn est en fait troué de jardins insoupçonnés ; de la tour de Busan on voit les faubourgs populaires accolés à la montagne Youngdusan, seuls vestiges de la ville, avant sa modernisation perpétuelle… Le promeneur exerce ainsi son point de vue en se mettant à distance, dans une position héritée du romantisme, comme le résume Sung-Hyung Lee dans sa sculpture. Le regard de l’homme distant accuse sa séparation du reste du monde, parachevant son individuation mais aussi sa solitude… Mais reconnaissons que là-haut, il n’y a finalement pas d’autre chose à faire que de contempler le monde en bas.
Mathieu Marguerin le 11 juillet 2007
With the artists Argentinelee & Sébastien Szczyrk, Bad Beuys Entertainment, Simon Boudvin & Johann Van Aerden, Rada Boukova, Maggy Cluzeau, Baptiste Debombourg, Iris Gallarotti, Pierre Guy & Bruno Botella Yorigami, Julien Jassaud, Emmanuelle Mason, Nicolas Schöffer, Young kyoung Koo, Mie-A Kim, Min-jung Kim, Yoon-sek Kim, Joo-ryun Rho, Dae-yong Byun, Gang-jo Seo, Mi-youn Yu, Eun-ho Lee, Sung-hyung Lee, Gyu-sik Choi, Ji-hee Hwang.